Essais sur l’histoire de la pensée politique au Japon
Jacques JOLY
Cette traduction des Essais sur l’histoire de la pensée politique au Japon fut un travail qui a accompagné une bonne partie de ma vie puisqu’il prend son origine au début des années 80, avec deux grands noms : Michel Foucault qui rencontra Maruyama Masao lors de son second voyage au Japon en Avril 1978 et lui proposa de tenir une série de conférences au Collège de France, proposition que Maruyama refusa, par crainte de ne pouvoir s'exprimer correctement dans notre langue, puis Claude Lévi-Strauss dont l'intérêt envers le Japon était bien connu, et qui fit lancer le projet après une rencontre avec l'auteur en faisant paraître en 1980 dans le n° inaugural de la Revue Le Débat un encart consacré à Maruyama Masao.
Par suite, la présente traduction est l'aboutissement d'un travail entamé en 1981, prévu pour paraître chez Gallimard sous la direction de l’Académicien Pierre Nora, alors directeur du Débat, cela bien difficilement par l’étudiant que nous étions à l’époque, si fait qu’il fallut attendre une quinzaine d’années avant que, à titre de première étape, paraisse l’Essai I. chez un autre éditeur, les Presses Universitaires de France dans la collection « Orientales » dirigée par François Jullien.
Enfin, en 2010, à la faveur de ma retraite de mon université, j’ai repris à zéro le travail de traduction pour le conduire jusqu’à la fin de l’Essai Trois.
Que la finalisation de ce projet ait eu lieu aux Belles-Lettres, dans la collection Japon, est à attribuer en premier au crédit de Monsieur Emmanuel Lozerand, co-directeur de collection, à qui il convient d'adresser nos premiers et plus profonds remerciements en raison de l'enthousiasme avec lequel il répondit à notre proposition de traduction et de la tenacité dont il fit preuve ensuite afin d'en mener à bien la publication. Nous ne pouvons oublier non plus Mlle Pigeot, Professeur émérite à l'Université Paris VII, sans les encouragements de qui ce projet de traduction, un temps partiellement abandonné, n'aurait pu voir le jour.
C’est donc une histoire proche de quarante années que clôt la parution fin 2018 d’une traduction complète de cet ouvrage paru en 1952 aux Presses de l'Université de Tôkyô, et lorsqu’on pense que ce même ouvrage était lui-même constitué de la réunion de trois articles, parus précédemment dans la revue de l’Université de Tôkyô, Kokka gakkai zasshi entre 1940 et 1944, il faut confesser que c’est près de quatre vingts années qui se sont écoulées entre leur conception et leur traduction complète en français !
Le retard mis à l'exécution du projet éditorial en son entier tient principalement en diverses circonstances professionnelles dont la responsabilité nous revient en premier mais repose également dans la difficulté présentée par le texte lui-même qui consiste souvent en un long exposé érudit émaillé de nombreuses citations de textes et de poèmes anciens, chinois et japonais. C’est ainsi que j’évalue à peu près à deux années le temps consacré à la seule rédaction des notes.
Maruyama puisant souvent à des sources germanophones, il me fallut aussi me transformer en traducteur allemand- français, ce qui, en passant, me fit prendre pleinement conscience de l’indigence de la traduction en français des ouvrages allemands, quelquefois fondamentaux dans leur discipline. Référence germaphone qui ne s’arrête d’ailleurs pas aux citations mais imprègne aussi le vocabulaire conceptuel utilisé par les intellectuels du temps de Maruyama.
Il apparaît navrant que trop souvent le public francophone ait trop souvent manqué son rendez-vous avec cet auteur. Rendons justice toutefois à René de Berval qui fit œuvre de pionnier en publiant en 1961, dans sa revue France-Asia, la première traduction en français d'un article de Maruyama intitulé : Caractéristiques du nationalisme japonais.
Il était donc important d’atteindre le niveau de la publication pour cet ouvrage, lui-même très important en soi. Évidemment, l’ouvrage fut magistralement le livre inaugural d’une nouvelle discipline : l’histoire des idées politiques au Japon, en même temps qu’il contribua à renouveler complètement l’image de la société d’Edo dans l’étude de laquelle il insuffla un élan toujours non démenti comme le témoigna le « Edo boom » d’il y a quelques années. Aujourd’hui encore, il reste l’ouvrage de référence que l’on cite en début d’article, quitte à le contredire par la suite.
Et si l’on se tourne vers son contenu, il est hanté par l’idée de modernité dont Maruyama arrive à dégager les prémisses dans la découverte d’une conscience historique dans le discours intellectuel de l’époque d’Edo, principalement celui d’Ogyû Sorai et de Moto’ori Norinaga.
Mais Maruyama nous invite à une approche plus fine, révélatrice des circonstances dramatiques de l’époque où les articles furent composés.« Se cramponnait à mes recherches …, un autre motif, pour ainsi dire, extra-académique », ce motif était celui de la résistance contre l’ordre fasciste de l’époque car, mettre au jour une conscience historique à l’œuvre dès l’époque d’Edo, démontrer que la modernité n’était pas une spécialité de l’Occident, à rejeter ou à «dépasser», qu’elle fut présente aussi au «Pays des dieux» même si elle ne put s’épanouir et qu’elle dégénéra en ultra-nationalisme, réfuter l'idée du nationalisme japonais comme caractère intrinsèque de cette même nation en montrant par la suite que cette notion est un produit de l’histoire, prouver que l'idéologie de révérence à l'Empereur (sonnô shisô) ne date pas de l'ère Meiji, mais du début de l'époque des Tokugawa, et enfin oser affirmer qu'on ne pouvait régler les problèmes du présent par une restauration du passé en concluant l’Essai Premier de cette phrase : « il serait bien insensé d'exiger du même arbre qu'il nous offre au même moment ses fleurs et ses fruits», c’est-à-dire ses mythes et la modernité : voilà autant de propositions qui attaquaient de l’intérieur l’ordre totalitaire régnant au Japon de l’époque.
Cette résistance, on le sait, Maruyama, ce grand citoyen du XXe siècle, la poursuivra toute sa vie, notamment par son action déterminante à l’occasion du Comité de discussion sur la Paix dans les années d’après-guerre, de ce point de vue, ces Essais sur l’histoire de la pensée politique au Japon mettent un savoir intellectuel au service des valeurs humanistes.